LA FACE CACHEE DU VEGETAL

PROCÉDÉ PHOTOGRAPHIQUE

Les images présentées ont été réalisées à partir d’un procédé photographique spécifique écartant le matériel de prise de vue traditionnel et évitant tout artifice de filtrage et de coloriage.
En effet, les fragments de végétaux — feuilles et corolles — se substituent au film et projettent leur image sans intermédiaire sur une émulsion couleur.
Les photographies, effectuées intégralement en laboratoire, se transforment alors en épreuves à tirage unique baptisées par l’artiste « Foliographies ».
Le tirage, privé d’un intermédiaire (le film), bénéficie ainsi d’une grande définition et d’une fidélité surprenante.

LA FACE CACHEE DU VEGETAL

« Regarde cette tache blanche là-bas, on dirait une immense fleur mais ce n’est peut-être que l’envers d’une feuille ».
Le dialogue Créole entre André Breton et André Masson.


Nous vivons à une époque imprégnée d’écologie. L’étude des milieux naturels ainsi que des comportements des êtres vivants au sein de ceux-ci fait l’objet de débats nombreux et quotidiens. On commence en effet à trouver normal et justifié les combats pour la sauvegarde de notre environnement.
L’imagerie de la nature, soucieuse de l’apparence, évolue quant à elle plus lentement. Si l’attrait de l’homme pour le milieu naturel et les mystères qui l’entourent est acquis, sa perception et sa représentation n’en restent pas moins limitées. Ce que la botanique se doit d’expliquer, l’artiste tente depuis la nuit des temps et par tous les moyens, de le montrer.

Fasciné dans un premier temps par le portrait photographique, je concentre alors mon activité vers l’étude non pas d’une conscience mais d’un épiderme, d’une peau dont la fixité apparente pouvait influencer la perception de l’autre…
C’est ainsi que je m’habituai à la pose longue. L’objectif devenait parfois un télescope détaillant le modelé et les contours d’un visage toujours plus lointain. Plus souvent il se transformait en microscope s’attardant à l’exploration de minuscules traumatismes, révélateurs d’accidents oubliés…
Le visage du modèle était rivé à l’appareil et lui abandonnait une partie de ses secrets.

Encore fallait-il avoir des modèles. Abondants dans la grande ville où je résidais alors, ils devenaient plus rares dans la forêt au milieu de laquelle je vis maintenant depuis vingt-trois ans (la Forêt des Landes de Gascogne, la plus grande d’Europe).
C’est alors que la nature attirait mon attention. D’autres modèles y foisonnaient, d’autres occasions de portraits, d’autres épidermes — végétaux à présent — à confesser. Les feuilles jamais semblables et renouvelées sans fin, agents éphémères des saisons, accaparèrent tout mon temps.
Je les aimais l’une après l’autre, transparentes et démesurées découvrant derrière leur apparence, un univers insoupçonné à la géométrie et aux couleurs flamboyantes.
Ce sont ces humbles végétaux, soudain tirés de leur insignifiance, que des médias prestigieux présentèrent à leurs lecteurs à travers un reportage sur les espèces en voie de disparition. Souvent au nom de la défense de la forêt, sujette aux agressions de notre civilisation, certaines feuilles d’arbre entamèrent alors un tour du monde…

Dans mon laboratoire, je les courtisais en refusant toute manipulation de filtrage, de coloriage ou de maquillage. Je cherchais la fidélité et j’intervenais dans la forme seulement avec le regard. Rattrapé par le virus psychédélique des années 1970, je me lançais avec délectation dans cette quête visuelle.
On foule sans s’émouvoir un sol riche de formes insoupçonnées. On regarde sans voir. Et pourtant, de temps à autre on tente d’intercepter un détail, une pièce du puzzle de l’univers. Le cosmos qui se transforme nous glisse entre les doigts et il faut être vigilant si l’on veut observer son empreinte. La Nature nous brûle les yeux mais nous devons persévérer. Sinon le regard s’éteint et la disparition s’ensuit…
Avec ma photographie, j’essaye de porter un regard contemporain sur la Grande Nature et son enveloppe insolite.

Jean Hincker, 2008


FOLIOGRAPHIES

"Je peins les choses qui sont derrière les choses ", disait Robert Le Vigan, inoubliable personnage de Prévert et Carné. Il ajoutait, plus désolé qu’agressif : "Quand je vois un nageur, je peins déjà un noyé ". Sur le quai des Brumes, le destin s’écoulait en noir et gris sous le pinceau du peintre.


Le photographe Jean Hincker n’est pas ici l’agent des dieux, mais il a choisi d’explorer l’au-delà des feuilles, les choses cachées dans les pages de l’herbier universel et les recoins de son jardin. Et il revient émerveillé du voyage. Lui aussi a souvent ramassé, sous la feuille verte et fraîche, la feuille sèche et fanée, décomposée parfois, parce que ces noyées-là, dans l’océan des arbres et des plantes, peuvent se parer de splendeurs fabuleuses, propres à repousser toutes les malédictions d’automne.

Feuilles mortes, dit encore Prévert, en chanson, qui se ramassent à la pelle. La photo s’esclaffe. Magie peut-être, ou patience de l’artiste (« Le fondement de la photographie, voulait Barthes, c’est la pose »), la feuille morte éclate de vie pour qui sait la voir : c’est une feuille verte, ivre de jeunesse, qui a juste changé de couleur.

N’allez surtout pas la bousculer à la pelle ! Suivez plutôt le photographe prudent, respectueux, penché sur des milliers de feuilles, amoureux et transi, et prélevant délicatement le modèle, souvent le pauvre débris qui répondra le mieux à son fantasme.
Une feuille est tellement banale, la saisir et s’ébahir de son architecture est un geste si commun, une émotion si enfantine, que la fixer sur un film ne trahit pas une imagination débordante. Heureusement, il y a un truc de magicien : le photographe n’utilise pas de film, mais c’est la feuille manipulée, qui sert de film.
Il faut d’abord la défroisser, la préparer, l’aplanir, la sécher pour la glisser dans l’agrandisseur à la place du négatif. La lumière la traverse et projette ses formes et ses couleurs sur un papier positif couleur (Cibachrome). Le tirage est unique, la chaleur du rayon lumineux ayant altéré la feuille, elle n’est plus réutilisable sous son apparence précédente.

Souvenons-nous du petit prince que nous étions à la communale, à qui tous les maîtres d’écoles depuis Jules Ferry ont demandé un jour : « Dessine-moi une feuille d’arbre ». Avec un soin digne d’un rituel païen, il fallait mettre à plat la feuille de platane ou de marronnier entre deux autres feuilles, elles, de papier.
C’était une autre histoire de la dessiner, savoir la lire en filigrane, la rêver, l’observer : la plus belle feuille ne fait pas le meilleur dessin. On peut penser qu’épanoui, mûr, photographe adulte, l’ex-petit prince se venge à bon compte d’un exercice scolaire improvisé. Il la tient, sa feuille, sa vieille feuille, verte ou sèche, qu’importe, et il en fait une œuvre d’art reproduite dans les magazines.

Qui aurait prédit la notoriété à la plus vulgaire des feuilles mortes, chiffon végétal, dentelle effilochée, peau tavelée tremblante sur un squelette de vieux mérou ? L’auteur raconte autrement son odyssée au pays des feuilles.
D’abord captivé par la technique du jeu, puis fasciné par le résultat graphique, il s’avoue profondément attiré par ce qu’il appelle « le traumatisme de chacun de ses modèles » : une imperceptible lésion accidentelle, par exemple le début d’un pourrissement, la gangrène installée, la maladie, ou l’élégant, le mystérieux désordre des nervures.
L’équilibre parfait d’une feuille masque un rejet des mathématiques et de la logique : deux plus deux ne font jamais quatre. Elles ne se ressemblent pas comme deux gouttes d’eau. A chacune sa façon de trembler sous le vent, de chanter sous la pluie.

La feuille, la feuille, toujours recommencée…
C’est une histoire sans fin. L’amateur de feuilles, mortes ou vives, est un amoureux des saisons, un guetteur de printemps. Novembre lui confisque son grand livre rouge, avril lui restitue, remise à jour, une petite bibliothèque verte.


Michel Herblay
Article publié dans le Magazine Zoom N°163 en Mars 1991.


Michel Herblay (1925-2003), journaliste, a collaboré au Canard enchaîné et à l’Expansion pendant de nombreuses années.
Sous son vrai nom, Michel Hincker, il a fondé avec Antonin Artaud la revue « La rue » vers 1945 et a participe à la résistance littéraire et intellectuelle au sein du journal Combat à partir de l’été 1944.